
Traité de 1339 entre le roi de Majorque et le sultan du Maroc. Le texte en catalan figure sur la gauche, le texte en arabe sur la droite. Le sceau du vicomte de Narbonne y figure. (Source : La caravane catalane)
En 1843 Jacques-Joseph Champollion, frère ainé du déchiffreur des hiéroglyphes, publie un extraordinaire document qu’il a repéré à la Bibliothèque nationale dont il est conservateur. Il s’agit d’un traité bilingue signé à Tlemcen entre le vicomte de Narbonne pour le roi de Majorque et le sultan du Maroc. Ce traité reste peu connu en dehors du milieu des historiens. C’est pourtant un précieux témoignage des liens entre le Maghreb et l’Europe au Moyen Âge. Il m’a donc paru utile d’en publier ici la traduction d’après Champollion accompagnée de quelques commentaires personnels.
Au début du XIVe siècle le royaume de Majorque, dont la capitale est Perpignan, est une puissance maritime à défaut d’être une puissance continentale. Grâce aux ports de Montpellier, de Majorque et de Canet-en-Roussillon les marchands du royaume commercent avec tout le bassin Méditerranéen et notamment l’Afrique du Nord. Pour cela les rois d’Aragon et de Majorque ont passé depuis la conquête de Majorque par Jacques (ou Jaume) Ier au XIIIe siècle une série de traité de commerce avec les souverains du Maghreb.
Dans la première moitié du XIVe siècle Abou al-Hassan Ali, sultan du Maroc de 1331 à 1348, se lance dans une série de conquêtes en Afrique du Nord et en Espagne pour tenter de reconstituer l’empire Almohade. En 1337 le sultan mérinide prend la ville de Tlemcen, alors capitale du royaume des Zianides correspondant à l’actuelle Algérie.

El Mechouar, le palais royal de Tlemcen, a été reconstitué en 2011 d’après le résultat de fouilles archéologiques. (Source : Wikipédia). C’est dans ce cadre que le vicomte de Narbonne a été reçu.
C’est dans ce contexte que le roi de Majorque éprouve le besoin de renouveler les traités passés aux générations précédentes. L’objectif de Jacques de Majorque est commercial mais aussi militaire et diplomatique. Il s’agit pour le roi de créer une alliance contre son suzerain, son parent et ennemi Pierre IV d’Aragon. A cet effet il dépêche une ambassade auprès du sultan du Maroc. L’ambassade est menée par le vicomte Amalric III de Narbonne († 1341), son cousin et vassal Amalric de Narbonne seigneur de Talairan et deux barons du Roussillon : Dalmau III de Castellnou († 1342), et Hug de Tatzó. Les quatre hommes y signent avec le sultan un traité de paix et de commerce pour dix ans. Le traité, écrit en arabe et en catalan sur la même feuille de parchemin, est scellé au palais royal de Tlemcen en présence du sultan qui y fait apposer son cachet et tracer son élamé, invocation pieuse remplaçant la signature.

Paraphe d’Amalric de Narbonne et sceau d’un des quatre ambassadeurs, probablement celui du vicomte. Sceau à comparer avec celui du grand-père Amalric II, daté de 1309. (Voir ci-dessous). Dessin de Champollion-Figeac.
Le choix du vicomte de Narbonne et de son frère comme ambassadeurs peut sembler surprenant. En effet ces deux seigneurs ne sont pas des sujets du roi de Majorque. Ils sont cependant voisins du roi et intéressés à plusieurs titres par le traité. À titre familial d’abord. Le vicomte est l’époux de Maria, enfant unique du vicomte Raimon de Canet. Or Canet-en-Roussillon est le débouché maritime de Perpignan et l’un des principaux ports du Roussillon. Plus encore que Canet, Narbonne est un port dont les marchands commercent avec toute la Méditerranée. Même si la vicomté de Narbonne n’apparaît pas dans le traité, la présence du vicomte et de son parent signifie implicitement que la liberté de commerce et circulation entre le Maroc et le royaume de Majorque s’applique aussi à Narbonne. À moins que le vicomte n’ait négocié un traité similaire avec le sultan du Maroc.
Un mot sur le dernier ambassadeur. Hug de Tatzó est seigneur de Tatzó-d’Avall, localité qui n’est plus qu’un hameau de la commune d’Argelès-sur-Mer. C’est en 1323 le commandant de la flotte du roi de Majorque lors de la conquête de la Sardaigne par les Catalans.

Sceau d’Amalric II, vicomte de Narbonne, 1309. Amalric II est le grand père d’Amalric III. (Moulage: Archives de France, Service des Sceaux, D 751.)
Le texte du traité (traduction de la version arabe) :
Au nom du Dieu clément et miséricordieux, (…) Dieu soit propice à notre seigneur et notre maître Mahomet, ainsi qu’à sa famille, et qu’il leur accorde le salut.
Savoir faisons à quiconque lira cet écrit noble, ou en entendra parler, que c’est un traité de trêve, d’amitié, d’alliance et de paix ; ce traité a été fait en présence, par ordre et avec la permission de notre maître le sultan, par la grâce de Dieu, émir des musulmans, Abou el-Hassan-Ali, fils de notre maître l’émir des musulmans, Abou-Sayd , fils de notre maître l’émir des musulmans Abou-Youssouf-Yacoub, fils de Abd-Alhacc, que Dieu élève son État comme il a élevé son pouvoir, de concert, avec les commissaires nommés ci-dessous, à savoir, Amalric (Nemalryc), vicomte (biscond) de Narbonne, Amalric de Narbonne, prince de Talairan, Dalmau de Castellnou, et Hug de Tatzó, investis des pleins pouvoirs, et envoyés par le sultan noble, généreux et loyal don Jacques (Djacmé), par la grâce de Dieu sultan de Majorque, comte de Roussillon et de Cerdagne, et seigneur de Montpellier (Monbeschlyer) ; ces commissaires représentaient le sultan de Majorque, en vertu d’un écrit émané de lui et d’un acte de délégation , l’un et l’autre écrits portant l’empreinte d’usage. Le traité a été ratifié par le sultan Abou al-Hassan susnommé, et celui-ci s’est obligé à l’observer comme les députés susnommés se sont obligés au nom de leur sultan susnommé don Jacques : ce traité sera d’obligation pour les États de chacun des deux sultans susnommés, pour ses sujets et pour tout ce qui se trouve sous son autorité, pendant un intervalle de dix années solaires, dont la première commencera au Ier du mois de mai prochain, d’après la date du présent écrit, et aux conditions suivantes.
Les voyageurs pourront aller et venir des États de chacune des deux parties dans les États de l’autre, chargés de toute sorte d’objets, et garantis en leur personne, dans leurs biens, dans leurs navires et dans tout ce qui les intéresse, et cela par terre et par mer, dans les ports et ailleurs. Aucun homme de l’un des côtés ne pourra nuire aux hommes de l’autre, ni les inquiéter, soit à l’arrivée soit au départ.
Si un navire de l’un des deux États, de quelque espèce qu’il soit, fait naufrage, ou s’il est entraîné, soit par le vent soit par la mer, sur les côtes de l’autre État, il y aura sûreté complète pour le navire, pour l’équipage, et pour les richesses, les marchandises et les approvisionnements qui se trouvent sur le navire. Tout cela sera remis au propriétaire, et on ne retiendra rien de ce qui lui appartient.
Les chrétiens des États de don Jacques ne pourront emporter des pays musulmans sus-indiqués, ni blé, ni armes, ni chevaux, ni peaux salées et tannées, provenant soit de vaches soit de chèvres. Mais toutes les autres marchandises seront à la libre disposition des chrétiens, sous réserve toutefois des usages précédents, tels que péages convenables et droits établis, et cela pour toute l’étendue des États de notre maître le sultan Abou al-Hassan, conformément à ce qui s’y est observé dans les temps passés. Aucune des marchandises exportées ne sera passible d’une augmentation de droits, et les chrétiens n’auront rien à donner de plus que ce qu’autorisent les usages.
De part et d’autre, ou veillera à ce que ce traité n’éprouve pas de violation, ni qu’on ne s’éloigne d’aucune de ses dispositions, comme de donner lieu à quelque désordre dans les ports, de faire peur aux voyageurs, ou de se permettre un dégât quelconque. Si quelqu’un se porte à un acte de ce genre, son souverain fera faire les poursuites nécessaires, et obligera le coupable à réparer le mal qu’il a fait, et à rendre ce qu’il a pris. De plus, le coupable recevra sur sa personne la peine qui aura été déterminée, et ce châtiment, qui servira de leçon aux autres, les empêchera de faire du mal et de nuire. De part et d’autre, les magistrats des pays de côtes apporteront une attention extrême à ce traité, et ils veilleront à son exécution. Le traité sera notifié des deux côtés, de manière à recevoir sa plus grande publicité; en sorte que, par un effet de la puissance du Dieu très-haut, les dispositions en soient parfaitement connues et observées.
En foi de quoi notre maître le sultan Abou al-Hassan a écrit son paraphe ordinaire, et a ordonné d’apposer son cachet. De leur côté, les députés et plénipotentiaires chrétiens susnommés ont apposé leurs sceaux, et ceux d’entre eux qui savaient écrire, ont écrit leurs noms. Tout cela a été conclu le jour du jeudi, 5 du mois de Shawwal de l’année 739, correspondant au 15 du mois d’avril, style étranger, de l’année 1339. Écrit à la date ci-dessus.
Pour en savoir plus :
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Champollion-Figeac (Jacques-Joseph), « Chartes inédites de la Bibliothèque Royale en dialecte catalan ou en arabe contenant des traités de paix et commerce… conclus en 1270, 1278, 1312, 1339 », Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la bibliothèque royale…, t. II, Paris : Firmin Didot, 1843.
- Henri Bresc, Yūsuf Rāġib, Le sultan mérinide Abū l-Ḥasan ʻAlī et Jacques III de Majorque : du traité de paix au pacte secret. Institut français d’archéologie orientale, 2011 – 136 p. [Je n’ai pas mis à profit ce livre pour cet article, ne l’ayant pas encore lu.]
- On trouvera sur l’excellent site Méditerranées d’Agnès et Robert Vinas des informations sur le royaume de Majorque ainsi qu’une petite biographie de Pedro de Portugal, dont la vie est un autre exemple des relations entre Maghreb et Europe. Avant de faire carrière auprès du roi d’Aragon, Pedro de Portugal est le chef de la milice chrétienne du sultan de Marrakech.
merci , encore merci de partager vos recherches ,
je voudrais profiter pour te demander c’est quand qu’on écrit Raimon, Raimond , Raymond , je m’y perds un peu , ainsi que pour Rogier, Roger , ou alors vu mes origines je mélange un peu tout , français, castellano, catalan, occitan , mais tantôt je le vois écrit d’une façon , tantôt d’une autre , merci cher ami de m’éclairer , bonne continuation
Rogier est la forme occitane, Roger la forme française et catalane. Raymond la forme française, Ramon la forme catalane et castillane. En occitan on trouve les formes Ramon, Ramond, Raimon ou Raimond. Par convention on orthographie généralement le prénom et le nom d’une personne dans la forme usuelle de sa langue maternelle, sauf exception consacrée par l’usage. Mais ce n’est pas toujours simple. Pour le roi Jacques Ier d’Aragon, catalan et aragonais par son père, occitan par sa mère faut-il dire Jacques (forme consacrée par l’usage en français), Jacme (forme catalane ancienne et languedocienne actuelle), Jaume (forme catalane, provençale et gasconne actuelle), Jaime (forme aragonaise et castillane actuelle) ?
Bravo et merci